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En conversation avec Mat Chivers

Mat Chivers

par Anna Kovler

Qu’il étudie les états de transe de la conscience, le cerveau humain, des roches anciennes ou la physique des nuages, Mat Chivers est toujours à la recherche de modèles qui unissent l’espèce humaine. Son intérêt pour la science, les rituels et la formation de traces se rallie à une méthode de traduction des données scientifiques en forme visuelle, une sorte de procédé inverse de celui qui transforme le monde visible en données, cartes et infographie. En s’appuyant souvent sur une technologie numérique et robotique, et sur une intelligence artificielle à la fine pointe, Chivers révèle à la fois la grande étendue de la technologie et son incapacité à voir le monde d’une manière philosophique.  

Dans son plus récent projet, Chiver a invité plus d’un millier de personnes à presser un morceau d’argile dans la paume de leurs mains, puis a utilisé ces données pour entraîner une intelligence artificielle à faire un geste similaire. Les résultats ont servi à sculpter un morceau d’impactite, une roche qui s’est formée lorsqu’un astéroïde a frappé le Québec. Dominant les pièces d’argile de la taille d’une paume, la forme générée par l’IA a une allure grossière et forcée, striée des lignes horizontales de la découpe numérique. Présentée aux côtés d’une série de dessins au carbone méticuleusement exécutés, la tension psychique entre la machine et la main est présentée à l’audience qui ne peut s’en échapper. 

Je me suis entretenue avec Mat à l’occasion de son exposition Migrations, présentée à Arsenal art contemporain Montréal, afin de savoir l’impact possible que pourrait avoir l’IA, s’il pense que la machine peut être artiste et quels sont ses futurs projets.  

Anna Kovler: Dans votre oeuvre Migration (2018), comment avez-vous fait le choix de cette échelle pour la version générée par IA de l’argile sculptée par la main?

Mat Chivers: Je voulais qu’il y ait là une différence entre l’objet produit par l’IA et les empreintes de la main dans l’argile, une différence qui mettrait l’emphase sur la relation entre l’échelle de la main humaine et la marque d’une machine intelligente dont l’empreinte peut être à  n’importe quelle échelle comme elle n’a pas encore de mains. Pour moi, Migrations tourne autour de cette connaissance que nous avons à propos de ce que c’est qu’être humain à un moment aussi extraordinaire de notre évolution, alors que nous faisons face à l’impact majeur qu’aura l’IA sur nos vies.  

AK: Croyez-vous qu’une machine peut être un[e] artiste? 

MC: C’est une question complexe, qui évoque un étrange sentiment d’horreur en moi! En fait, je vois nos technologies comme une part naturelle de notre processus évolutionnaire au sens large, et je crois que le terme IA crée une division qui n’existe pas vraiment entre nous et nos machines. Je crois qu’il est plus constructif de reconnaître que nos outils et nos appareils sont des prothèses qui nous permettent d’avoir un contact différent avec le monde. Ils sont des hybrides entrelacés avec notre biologie et les utiliser change qui nous sommes. Est-ce que je pense qu’une machine peut être un[e] artiste? Je crois que l’agentivité créative et l’attribution d’une oeuvre sont beaucoup plus diffuses que ce que la posture moderniste assume, où chaque conscience individualisée est initiatrice de ses actions. Si nous regardons la nature de la réalité d’une perspective holistique, il est impossible de nous séparer les uns des autres et de l’environnement, qui se situe au-delà de l’échelle humaine.  

AK: Votre travail évoque souvent l’idée d’oppositions, entre le fait main et ce qui est fait à la machine, l’hémisphère droit et l’hémisphère gauche du cerveau, la pensée et les objets concrets. Quel rapport entretenez-vous avec l’idée de contraires? 

MC: Oui, je mets souvent en relation deux choses qui paraissent très différentes, afin d’explorer ce qu’elles partagent. Il semble que nous sommes toujours coincés dans une façon de voir le monde qui est héritée de la tradition du matérialisme scientifique occidental où tout est atomisé et individualisé. Cette philosophie nous empêche de vivre d’une manière durable, car elle nous pousse à voir les gens et les choses comme «autre.» Cela peut mener à une attitude qui admet l’exploitation des autre et des ressources quelles que soient les conséquences. Je pense que nous devons nous aligner en tant qu’espèce et briser ces fausses barrières pour plutôt voir des connexions. C’est pourquoi nous devons plus que jamais prendre soin de notre relation avec le monde en ce moment.  

AK: Récemment, vous avez fait des paires de dessins dans lesquelles vous faites celui de droite avec la main gauche et celui de gauche avec la main droite. Qu’est-ce qui a inspiré cette méthode? 

MC: Alors que je travaillais sur une série de dessins de mes mains il y a quelques années, j’ai réalisé que je n’avais dessiné qu’avec ma main droite durant toute ma vie. Je me souviens même qu’un professeur avait retiré mon crayon de ma main gauche pour le mettre dans ma main droite lorsque j’étais à l’école. J’ai alors vécu comme un lendemain de veille, après l’emprise d’une façon de penser qui a atteint son résultat le plus grisant au temps des chasses aux sorcières. À cette époque, le côté gauche était associé à la pratique de la soi-disant magie noire. Il était considéré comme anti-rationnel, anti-logique et les gens le trouvaient incroyablement menaçant. Des milliers de femmes ont été brûlées sur le bûcher pour avoir opté pour un mode de vie en harmonie avec le monde naturel. C’est une continuation de ce déséquilibre dans la psyché humaine qui a mené à la destruction sans merci de l’écologie de la planète. Pour moi, l’action de dessiner avec mes deux mains est une façon de pratiquer un engagement personnel pour une relation davantage balancée avec la réalité et, d’une certaine façon, d’approfondir ma compréhension de mon rapport aux autres espèces et à l’écologie qui sont la source même de la vie sur terre.  

AK: Which hand are you better at drawing with? 

AK: Avec quelle main avez-vous le plus de facilité à dessiner? 

MC: Je crois que je préfère les traces que je fais avec ma main gauche, mais c’est peut-être seulement parce qu’elles sont nouvelles pour moi et que je suis encore dans un état d’émerveillement vis-à-vis le fait que l’autre moitié de mon corps puisse dessiner! L’une des raisons principales pour lesquelles je dessine est que cela me permet d’expérimenter ma personne en train de penser et de ressentir. La qualité de l’attention que je recherche lorsque je dessine est comme un état de conscience altéré et j’ai remarqué que j’expérimente un état d’attention différent avec chaque main. Il n’y en a pas une meilleure que l’autre, seulement une différence subtile. Je suis curieux de savoir comme cela va évoluer, alors que mon corps s’habituera à dessiner avec les deux mains.  

AK: Vos dessins d’hirondelles font référence au «retour incertain» de leur périple migratoire. Croyez-vous qu’une fois que nous aurons commencé à utiliser l’IA, il n’y aura plus de retour assuré? 

MC: L’IA est utilisée de diverses manières qui nous affectent déjà tous et toutes. Je crois qu’il est très peu probable que l’humanité puisse retourner à un état pré-technologique. Je ne suis même pas certain que ce soit souhaitable de toute façon. En réalité, nous aurions besoin de circonstances extraordinaires pour que l’IA puisse devenir plus intelligente que les humains. Mais si elle y parvient, le moins qu’on puisse dire est que les répercussions possibles sont difficiles à concevoir et menaçantes. 

AK: Quels sont vos prochains projets? 

MC: Je viens tout juste de commencer à travailler sur de nouveaux dessins qui sont une continuation de la série de diptyques Where Do I End and You Begin, présentement exposée à Arsenal art contemporain Montréal. L’exposition Migrations, qui a tout d’abord été présentée au Musée d’art de Joliette et qui inclut maintenant de nouvelles oeuvres à Montréal, m’a aidé à en apprendre davantage sur ce qu’est une exposition ou un corpus d’oeuvres, sur comment tous les éléments doivent fonctionner ensemble pour faire sens. J’ai été très touché de voir Le Rêve (2018) projeté à une telle échelle à Arsenal art contemporain Montréal et j’ai commencé à travailler sur la manière dont je pourrais faire un nouveau film. La narration dans Le Rêve est basée sur un rêve lucide que j’ai eu lorsque je suis revenu de mon premier voyage de recherche au Québec en 2017. Juste avant de quitter Montréal il y a quelques mois, j’ai eu un autre rêve lucide que j’utilise comme point de départ pour un nouveau projet.  

L’exposition Migrations de Mat Chivers est actuellement présentée à Arsenal art contemporain Montréal.


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Mat Chivers, Le Rêve, 2018

Looped single channel video installation,
11 min.

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Mat Chivers - Migrations

Installation View

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